La dévotion du tandem Archie Shepp & Jason Moran aux spirituals du "Good Book" et le jazz de chambre qui fait tapisserie du Trio de Joe Lovano.
Dire qu' Archie Shepp, 83 ans, a participé à l'histoire et à l'évolution du jazz contemporain de ces 60 dernières années est un euphémisme !
Saxophoniste (ténor & soprano), compositeur et, plus récemment vocaliste, engagé politiquement et élément phare de l'avant-garde free jazz dès ses premiers pas dans la musique afro-américaine dite "New Thing" (la nouvelle chose) à l'aube des années 1960, il s'est toujours attaché à donner du champ (chant ?) à sa musique libertaire tout en conservant un pied dans les racines profondes du jazz.
Si, comme beaucoup d'authentiques free jazzmen, il a toujours voulu s'affranchir du piano qui "emprisonne" la musique dans le carcan des accords et des harmonies, empêchant ainsi toute liberté d'expression selon les avant-gardistes, c'est pourtant aux côtés du pianiste Cecil Taylor, autre chantre du free, qu'il fait ses débuts. Et, paradoxalement, il poursuivra son travail conjoint avec des pianistes de renom : Mal Waldron, Horace Parlan, Joachim Kühn ou encore Abdullah Ibrahim (ex-Dollar Brand).
Aujourd'hui, c'est avec son cadet de près de quarante ans, le pianiste et pédagogue Jason Moran, découvert surtout dans le Quartet de Charles Lloyd, qu'il signe en duo un opus enregistré en live (au Festival Jazz à La Villette en 2017 et en Allemagne en 2018) en même temps (!) onirique et crépusculaire : "Let My People Go" (ArchieBall/L'Autre distribution).
Onirique, parce qu'à travers son souffle toujours puissant, souvent tranchant et déchiré, le saxophoniste - romantique cependant au soprano - évoque dans l'improvisation et le chant à la fois de belles histoires et une forme de révolte. Le tout avec la constante et l'écoute attentive de son délicat complice, auteur du seul morceau original de l'album ("He Cares").
Crépusculaire, car en se réappropriant John Coltrane, Billy Strayhorn, Duke Ellington, Thelonious Monk et surtout deux traditionnels du "Good Book" (La Bible) immortalisés par Louis Armstrong - "Sometimes I Feel Like A Motherless Child" et "Go Down Moses" - ce leader de la "Great Black Music", ouvertement marxiste, semble faire plus qu'un clin d'œil à l'"opium du peuple" à un moment crucial de sa longue et créative vie.
L'art de la conversation à la recherche de la rédemption ?
Joe Lovano Trio Tapestry
Parvenu désormais, après quatre décennies d'une carrière multiple, au rang de grand maître du jazz contemporain, le saxophoniste (ténor, flûte, clarinette) et compositeur Joe Lovano, 68 ans, est vraisemblablement l'un des plus subtils aventuriers de l'innovation actuellement.
"Tout un nouveau procédé, destiné à créer de la musique dans une perspective différente, doit voir le jour", déclarait-il récemment au magazine britannique "JazzWise". Une constatation qui trouve toute sa signification dans son nouvel opus, "Garden of Expression" (ECM/Universal).
A la tête du "Tapestry Trio" - Marilyn Crispell (piano) et Carmen Castaldi (batterie) - le leader réalise la prouesse de créer une musique à la sonorité et à la recherche expressive uniques.
Pour cela, la synergie entre les membres de la formation doit être complète. Chacun des instrumentistes, qui possède une qualité musicale très élevée, étant parfaitement à l'écoute de l'autre, l'interaction est omniprésente et leurs interventions semblent comme flotter dans l'espace des huit créations originales du saxophoniste au son énorme.
Dont les improvisations, dans une dimension feutrée de "jazz de chambre", émerveillent.